On a beau avoir été prévenu, ça fait quand même un choc. Flot, flux, marée ? On cherche le mot qui pourrait décrire la circulation de Hanoï. Aucun n’y parvient. Au bord de la chaussée, on guette le passage qui permettrait de traverser la rue, essayant de prévoir la formation d’un interstice. On recule. On avance ou pas, on s’enhardit. Le flot maintenant nous entoure, comme une onde dans des eaux troublées. Et on se retrouve doucement catapulté de l’autre côté de la rue, étonné d’y parvenir sans égratignure.
Hanoï ne laisse pas le choix : il faut s’y lancer les yeux fermés. On ne trempe pas ici le bout de l’orteil pour tâter la température de l’eau : on saute du grand plongeoir. « La rumeur de cette capitale ne ressemble à rien d’autre », écrivait en 1992 Jean Claude Guillebaud dans « La colline des anges, retour au Vietnam, un lent glissement plutôt qu’un vacarme, un murmure doux au lieu d’une pétarade ». Deux décennies plus tard, les Hondas ont remplacé les vélos et Hanoï pétarade de toutes parts.
La ville vient de fêter ses milles ans d’existance. Fondée en 1010 sous le nom de Than Long (Le dragon qui prend son envol), éclipsée par Hué puis rebaptisée Hanoï (la cité dans la courbe du fleuve), la ville a été la capilale de l’Indochine française puis celle du Viet-minh communiste, ce qu’elle a payé de nombreux bombardement. Depuis 1976 et la fin de la guerre, elle est la capitale de la République socialiste du Vietnam. Pied de nez historique à Saigon, sa rivale, rebaptisée Ho Chi Minh Ville. Pour son Millénaire, elle s’est couverte de rouge et de portraits d’oncle Ho.
Hanoï n’est pourtant plus rouge d’hier. Hyperactive, elle vit depuis 1986, comme le reste du pays, à l’heure du doi moi, la politique d’ouverture économique. On y vend des gadgets électroniques dernier cri et des copies de vêtement de marques occidentales par centaines, et elle est en plein essor immobilier depuis qu’elle a engloblé la province environnante, triplant au passage sa superficie.
Certains se désolent de voir disparaître la Hanoï d’hier. Elle est pourtant bien là. On la croise le matin sur les rives du lac Hoan Kiem, où les Hanoïens viennent encore par dizaines pour pratiquer de lents mouvements de taichi dans la lumière pâle du petit matin. On la devine au coin de chaque rue, cachée sous le chapeau conique des femmes vendant à même le sol légumes et babioles. On la rencontre surtout dans le quartiers des 36 rues, qui hébergeait naguère trente-six corporations de la ville. Réjouissant capharnaüm d’échoppes, de scooters et de piétons affairés, les rues voient s’aligner marchands de T-shirts et de soieries, temples répandant des odeurs d’encens, étals de souvenirs pour touristes et de bouteilles d’alcool de riz dans lesquelles trempent des scorpions.
On s’y bouscule, on se fatigue, on s’en met plein les yeux. L’expérience ne saurait être complète sans s’attabler l’un des minuscules étals de pho alignés dans les ruelles. Assis sur un des tabourets de classe maternelle, sur le coin de table branlante, on y déguste, au diapason de la rue, d’odorante bols de nouilles de riz parfumées au basilic et à la coriandre. On en repart rassasié et animé d’une certitude : Hanoï la millénaire reste une grande dame.